« A quoi peut bien me servir un salaire minimum légal si je n’ai pas d’emploi ? ».
C’est à cette question qu’un militant syndical nous invite à nous préparer à répondre lors de la prochaine campagne de votation sur le salaire minimum légal. Une invitation pertinente, qui met le doigt sur l’arme (quasi) absolue du patronat : le chantage à l’emploi. Une arme aussi vieille que le salariat, systématiquement opposée à toute revendication d’augmentation salariale, de congé payé ou de réduction du temps de travail. Une arme tellement utilisée, ressassée, remâchée et recrachée, qu’elle finit presque par devenir vérité. Une arme d’autant plus puissante lorsqu’elle tire ses obus sur un terrain déjà miné par le chômage. C’était évidemment déjà cette arme, flanquée de son acolyte épouvantable épouvantail du « SMIC français », que le patronat avait usé, avec succès une fois de plus, lors de la votation de 2014 sur l’initiative fédérale portant sur le même objet. C’est encore avec cette même arme que le patronat fera feu en septembre prochain contre l’initiative syndicale « 23 frs, c’est un minimum ». Et dans un contexte d’explosion du chômage, avec un taux genevois déjà passé de 3,4 % à 5,2 % en trois mois, pour probablement atteindre 7 % à la fin de l’année, soit 23 000 chômeurs-euses inscrit-e-s à l’Office cantonal de l’emploi, et alors que les licenciements collectifs vont se succéder durant l’été, c’est bien d’une arme de destruction massive que disposera le patronat contre notre initiative.
Il a bien raison, ce militant, nous devrons être en mesure de répondre à cette question. Nous ne devrons pas dénoncer l’odieux chantage, mais le démonter. Parce qu’il ne s’agit d’un chantage que si l’on y croit. Or non, augmenter les salaires, et particulièrement les bas salaires, ne tue pas l’emploi, bien au contraire. Parce que les entreprises qui pratiquent ces salaires indignes ne sont pas toutes des PME au bord du gouffre : certaines, et non des moindres en termes d’emplois, sont de grandes entreprises, parfois multinationales, dont les actionnaires continuent à s’engraisser malgré la crise. Parce que raisonner aux frontières de l’entre-prise (« si je dois payer plus les employé-e-s, je ne peux pas en avoir autant ») est un raisonnement tronqué : toute entre-prise n’existe que dans un marché, et ce marché évolue avec le développement du pouvoir d’achat des travailleurs-euses.
Opposer salaires et emplois est donc une vue de l’esprit, une idéologie, diront certain-e-s, qui ne recoupe aucune réa-lité économique. Pire encore, c’est précisément cette opposition qui tue l’emploi. Car face à la crise mondiale du Covid-19 d’une part et à la nécessaire transition écologique d’autre part, si la Suisse a besoin de quelque chose pour recréer des emplois, c’est bien de salarié-e-s au pouvoir d’achat renforcé.
Mais plus encore qu’à la question, c’est à la crainte que nous devrons répondre. Et pour y répondre, les paroles ne suffiront pas. Il faudra des actes. Ne pas se contenter de dire ou d’écrire que le salaire minimum légal contribuera à recréer des emplois, mais agir directement sur la création d’emploi. Or, le mouvement syndical ne peut pas créer lui-même des emplois. En revanche, il peut contraindre les pouvoirs publics à le faire, en lançant l’initiative sur la création d’emplois et la réduction du temps de travail sur laquelle le SIT et la CGAS travaillent depuis des mois. Face à la peur légitime des salarié-e-s que le patronat ne manquera pas d’attiser, nous devrons avoir une réponse concrète, un autre combat à entreprendre, et une autre arme, celle de cette nouvelle initiative, à proposer aux salarié-e-s. Parce que face au chantage patronal, le mouvement syndical a toujours marché sur ses deux jambes : la lutte pour les salaires ET pour l’emploi.
Davide De Filippo
Edito SITinfo Juin 2020