Fusion CIA-CEH : l’enjeu majeur de la pénibilité

Si les assurés de la CIA connaissent actuellement un âge de départ à la retraite sans pénalités (âge pivot) à partir de 62 ans, leurs collègues de la CEH bénéficient de la possibilité d’acquérir une rente pleine à 60 ans déjà. Lors des travaux exploratoires autour de la fusion, le problème de ce différentiel avait été quelque peu escamoté par l’élaboration d’un plan commun de prestations dit « équivalent » qui octroyait cet avantage à l’ensemble des assurés de la future caisse. Le problème, qui refait violemment surface aujourd’hui, repose sur le fait que l’on n’a jamais eu le financement pour un tel plan et que la situation s’est encore aggravée, fin 2009, avec la découverte d’une longévité accrue des pensionnés des deux caisses, par rapport aux tables de mortalité VZ2005 qui devaient initialement servir de référence actuarielle. Et avec un taux de cotisation qui devrait avoisiner finalement les 35,4% (au lieu de 24% pour la CIA et 22% pour la CEH actuellement) pour financer un tel plan, il y a fort à parier que nombreux membres de la CEH verraient d’un mauvais œil qu’une part non-négligable de l’augmentation très importante de leurs cotisation dans cette hypothèse (+60%) servent à améliorer les conditions de retraite de leurs collègues.

C’est bien ce qui a conduit le Conseil d’Etat à revoir son projet initial, qui était de trouver des sources de financement au moyen d’adaptations marginales du plan équivalent, pour finalement proposer un nouveau plan de prestations. Une première fois fin avril, avec un projet qui a été refusé successivement par l’Assemblée des délégués du Cartel intersyndical et par l’Assemblée générale de la fonction publique et du secteur subventionné. Une seconde fois, le 29 juillet dernier. Ce dernier plan est toujours basé sur la déduction de coordination du plan Vaudois, qui module, selon l’une de nos exigences, les baisses de prestations en fonction du niveau de salaire. Cela signifie que le montant des retraites des basses classes, à l’âge terme, ne baisse pas, voire sont légèrement augmentées, tandis que les plus hauts salaires voient leurs rente baisser, progressivement jusqu’à environ 11% pour une classe 25. Par contre l’âge pivot est ramené à 63 ans (contre 64), la durée de cotisations à 39 ans (au lieu de 40) et les déductions pour anticipation de départ sont également réduites. A ces améliorations objectives sont venues s’ajouter des mesures transitoires particulièrement avantageuses qui permettront aux salarié-e-s déjà affilié-e-s de faire valoir l’intégralité de leurs droits acquis sous l’ancien plan dans le nouveau.

Quelle que soit l’appréciation que l’on porte sur cette nouvelle mouture (dont les caractéristiques précises et les conséquences sont très bien décrites dans le numéro spécial d’aRobase de ce mois, auquel nous nous permettons de renvoyer : http://www.arobase-ge.ch), n’en demeure pas moins qu’elle fait évidemment ressortir de manière criante la problématique exposée ci-dessus : si un affilié de la CIA, dans quarante ans, devrait attendre une année de plus pour ne pas subir de décote sur sa rente, ce seront trois années que devrait patienter l’affilié de la CEH, qui, s’il veut quand même partir à 60 ans, verrait alors sa rente diminuée de 13%. Plus que sous un angle strictement comptable, cette péjoration accrue des conditions de retraite anticipée pour les affiliés de la CEH doit être analysée au regard des objectifs que vise l’actuel âge pivot de 60 ans. Ce dernier n’a en effet pas été choisi au hasard et tient en fait compte de la composition particulière, en termes de professions concernées, des affiliés de la caisse, à savoir principalement le personnel de la santé. Cet âge pivot reconnaît, implicitement au moins, le besoin, pour une part très importante de ce personnel de partir avant les autres – comme on le fait par ailleurs pour les ouvriers du bâtiment par exemple. C’est une manière de prendre en compte une certaine pénibilité, évidente, du travail. Ce qui est d’autant plus important que l’on a affaire à des catégories socioprofessionnelles (notamment les aides-soignantes, les nettoyeurs ou le personnel de la lingerie) dont les salaires modestes ne permettent par que l’on attende d’elles qu’elles anticipent ce besoin futur de retraite précoce par une épargne supplémentaire (troisième pilier ou rachats en fin de carrière), faute de moyens financiers. C’est tout le sens de la pétition que le SIT a récolté avant l’été à l’hôpital que de maintenir, voir améliorer si possible, les conditions de retraite anticipée pour celles et ceux pour qui ce n’est pas un luxe mais relève de la nécessité.

Définition de la pénibilité : « A cœur vaillant rien d’impossible »

Si cette question est évidemment très complexe, elle ne doit pas nous faire peur au point de renoncer à la confronter. En effet, si l’on ne pourra jamais déterminer avec un degré d’exactitude millimétrique ce qu’est la pénibilité du travail, les nombreux travaux scientifiques (médicaux, ergonomiques, sociologiques, etc.) aujourd’hui disponibles mettent en évidence des convergences qui autorisent l’élaboration de modèles opérationnels.

Dans un premier temps, il faut distinguer deux approches de la pénibilité en ce qu’elles relèvent de point d’observations différents. Il y a d’une part les expositions professionnelles à des risques ayant un impact démontré et souvent irréversible sur la santé. Il y a d’autre part la pénibilité « vécue » qui est souvent à l’origine de symptômes d’usure ou d’incapacité de travail mais pour laquelle les effets à long terme sur la santé sont loin d’être toujours démontrés. Ces pénibilités que l’on pourrait être tenté de qualifier d’ « objective » et « subjective » ne se recoupent évidemment pas comme l’illustre le cas de l’exposition à des toxiques, qui n’est pas pénible en soi mais qui a des effets certains sur la santé à long terme. Avec la deuxième approche, on appréhende surtout ce que l’on appelle les risques « psychosociaux » et qui sont très souvent liés non pas au métier en tant que tel mais aux conditions dans lesquelles il est exercé – on pense notamment ici au stress comme facteur de mal être. Mais s’agissant essentiellement d’une problématique d’organisation du travail, elle apparaît comme ne pouvant pas être prise en compte dans le système de retraites. En compensant des mauvaises conditions de travail résultant de choix politiques, on avaliserait en effet des situations qu’il s’agit de combattre au quotidien.

C’est pourquoi il faut s’en tenir à une approche objectiviste de la pénibilité dont on peut retenir avec le Professeur Gérard Lasfargues (Départs en retraite et « travaux pénibles ». L’usage des connaissances scientifiques sur le travail et ses risques à long terme pour la santé, Centre d’Etudes de l’Emploi, avril 2005) qu’elle comprend trois dimensions principales :

- les efforts physiques, c’est-à-dire manutention, port de charges, postures pénibles ;
- des conditions d’environnement « agressif » : chaleur, intempéries, bruits, exposition aux toxiques, etc.
- les contraintes de rythme de travail et d’horaire atypique : travail de nuit, horaires alternants, travail à la chaîne, travail sous cadence, etc.

S’il est en l’état de la recherche scientifique très difficile d’établir des effets de seuil, qui permettraient de déterminer à partir de quelle durée d’exposition des atteintes irréversibles à la santé sont déclenchées, il n’en demeure pas moins que « les effets sur l’espérance de vie sans incapacité de ces conditions de travail pénibles sont présents à long terme, reconnus et mesurables », et que cela est évidemment accentué par le cumul de divers pénibilités.

Quant à la problématique de la durée d’exposition, elle peut être relativisée dans le cadre qui est le notre car cela est surtout pertinent pour la définition d’un système général de retraite mais pas forcément dans celui d’un dispositif propre à un seul employeur. On peut en effet argumenter que l’employeur Etat n’a pas nécessairement à se substituer au système social général ou aux précédents employeurs dont les carences de protection ne peuvent lui être imputées. Il paraît plus adéquat de concevoir une compensation en fonction de chaque année pour laquelle l’Etat employeur a soumis ses salarié-e-s à des conditions de travail pénible.

Quelle prise en compte

Au niveau concret, il s’agit donc de construire un indicateur de pénibilité en fonction des différents risques auxquelles sont exposées les professions concernées. Si la combinaison de ces facteurs peut prendre différentes formes, il est clair pour notre part que la question des horaires atypiques, c’est-à-dire qui ne correspondent pas à un horaire fixe en journée, doit occuper une place prépondérante et qu’à notre sens toujours tous les salarié-e-s concerné-e-s par ceux-là devraient bénéficier du dispositif de préretraite.

Concernant ce dernier, son objectif est assez clair, à savoir de permettre à ses bénéficiaires de partir à l’âge de 60 ans dans les mêmes conditions qui prévalent jusqu’à présent à la CEH. Techniquement, plusieurs méthodes sont envisageables et devront encore faire l’objet d’une analyse approfondie afin de déterminer laquelle est la plus à même à répondre à l’objectif visé tout en présentant à la fois une bonne lisibilité, pour les assuré-e-s, et en maintenant une certaine simplicité administrative.

En adoptant un dispositif de prise en compte de la pénibilité du travail au niveau des prestations de retraite l’Etat de Genève ferait œuvre de pionnière quant à une problématique qui relève de la justice sociale élémentaire ; pour autant bien sûr que celui-là devienne effectif, quelques cantons, Neuchâtel et Fribourg notamment, ayant adopté des dispositifs qui sont restés lettre morte du fait de leur conception très complexe, et peut-être aussi d’un certain manque de volonté politique. Et même si à ce stade il ne s’agirait pas à proprement parler d’une amélioration des conditions de retraite mais essentiellement du maintien de leurs conditions actuels pour une partie du personne dont on ne pourrait supporter voire leur situation se péjorer, cela n’en constituerait pas moins une première prise de conscience prometteuse.

Il n’y a par ailleurs aucun obstacle véritable à, et pleins de bonnes raisons pour, prendre en compte la pénibilité du travail dans la conception des prestations de (pré)retraite de l’employeur Etat. Une de ces raisons, et pas des moindres dans le contexte actuel, est qu’il s’agit très vraisemblablement de la seule manière d’espérer encore donner une issue négociée au projet de fusion des caisses. Et quand on sait qu’en l’absence d’accord, il faudra faire avec un projet du seul employeur qui aura toutes les chances d’être encore péjorer par le parlement - et il y aura encore de la marge - on mesure mieux l’ampleur de l’enjeu.

Julien Dubouchet Corthay

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